mars 28, 2021

Quel impact la covid-19 a-t-elle sur l’industrie du street style ?

Par andy1712


“Le bilan de mon année est très simple : il est à zéro.” Entre fatalisme et résignation, Julien* donne le ton. “Habituellement je fais le tour des Fashions Week deux fois par an : New York, Londres, Milan et Paris. En dehors de ça, je n’ai pas de boulot.” Son métier ? Photographe de street style.

À chaque Semaine de la mode, il fait partie de ces dizaines de professionnels de l’image qui immortalisent les looks flamboyants et dégaines pointues des invités se pressant à l’entrée des défilés. Des clichés stylistiques pris sur le vif, qui au-delà de leur portée aspirationnelle, font l’objet d’un juteux business.

Photographe de street style, un business à l’arrêt

Et pour cause, revendus aux magazines, bureaux de tendances et autres entreprises modeuses, ces photos d’happy fews au dress code savamment étudié font l’objet d’une désirabilité attirant toujours plus de lecteurs, notamment sur les versions digitales de ces grands noms de la presse éditoriale.

Or, qui dit plus d’audience, dit fatalement plus de revenus pour ces parutions financées majoritairement par la publicité.

En parallèle, ces photos permettent aux personnalités qui y apparaissent de développer leur visibilité, leur engouement au sein du petit milieu de la mode, et de développer des partenariats lucratifs avec les maisons de luxe qui organisent ces shows ultra-médiatisés.

Une mécanique bien huilée en somme, en expansion permanente, mais à laquelle la pandémie de Covid-19

et l’annulation successive des Fashion Week a mis un brutal coup d’arrêt. “On a eu un semblant de Fashion Week en septembre mais ça n’a rien donné. Et j’attendais celle de la semaine prochaine… mais qui n’aura pas lieu.” se désole Julien qui, fort d’une dizaine d’années d’expérience, survit en continuant de vendre ses images d’archives.

“Ceux qui travaillaient en flux tendu, à envoyer leur photos au compte goutte aux magazines, ne gagnent plus rien. J’ai aussi de la chance d’être français et d’avoir des aides de l’Etat. Je te dis pas que je fais pas non plus des petits boulots à côté qui n’ont rien à voir. Mais, pour ce qui est de mes potes photographes à l’étranger, j’en ai vu plein d’un chialer via Facetime. C’est la merde, il n’y a pas d’autre mot.” conclut-il.

Et même la pandémie se termine et le monde entier s’immunise, rien ne dit que le style de rue et son tambourinant cirque de mode feront leur grand retour comme si de rien n’était, le Covid-19 ayant porté un coup fatal à un phénomène déjà en perte de légitimité.

Guerre d’influences

Concurrencée par des influenceurs qui n’ont eu de cesse de mimétiser cette esthétique photographique au gré de la digitalisation de l’industrie du luxe, le genre même du street style est régulièrement accusé de perdre en authenticité et spontanéité, sacrifiant sa pertinence au profit d’intérêts purement commerciaux.

Ce qui était autrefois conçu comme de la photographie de rue visant à prendre le pouls modeux du moment s’est peu à peu mué en industrie para-stylistique visant à fabriquer à la chaìne des micro-stars aux milliers de followers virtuels sans que ces dernières n’ait de réels connexions avec ce milieu de la mode réputé très fermé.

“Les influenceurs se prennent en photo tout seul : on est confronté à ça depuis le début des réseaux sociaux. Notre métier a complètement changé grâce ou à cause de ces nouveaux médias. Il y aussi ces pseudos photographes qui cherchent juste à être célèbre sur Instagram… On a une concurrence pas possible en plus !” commente Julien.

Par conséquent, de plus en plus d’influenceurs, petits ou grands, sont employés par les marques pour leur fournir des contenus reproduisant cette esthétique street style et leur faire gagner en visibilité digitale, le-dit influenceur s’immortalisant en total look griffée de la-dite marque, que cela soit aux abords des défilés ou en marge des lancements de nouvelles collections.

Le streetstyle est juste devenu une caisse de résonance pour des gens qui n’ont de style ni très authentique, ni très original

“Quand tu as 30 influenceurs qui débarquent à un show tous habillés par la marque et qui sont en front row, tu vois bien qu’elle est finie la spontanéité. Tant que les marques pourront avoir cette visibilité gratuite, ils en profiteront.” ironise Julien, qui confirme voir ces célébrités 2.0 se changer discrètement entre chaque défilé pour revêtir la tenue envoyée par la marque du show suivant.

“Le streetstyle est juste devenu une caisse de résonance pour des gens qui n’ont de style ni très authentique, ni très original.” confirme dans un article du Entreprise de mode l’américaine Taylor Tomasi Hill, ancienne rédactrice mode du Vogue adolescent et l’une des premières figures du street style pre-Instagram.

Selon elle, le fondement même de ce genre photographique n’a cessé d’être mis à mal tout au long des dernières années. “Il y a eu trop de personnes qui venaient juste pour gagner de l’argent ou se faire offrir des vêtements et faire leur auto-promo d’influenceurs sans rester fidèle au style qu’ils aimaient.” détaille-t-elle, dénonçant des looks de rue devenus moins synonyme de style que de marketing.

Mais force est de constater que ça marche : au cours de la dernière année, l’influenceuse Jenny Walton confie au média américain n’avoir jamais reçu autant de sollicitations de la part de marques prestigieuses, telles que Prada, Miu Miu et Farfetch. “Ça fonctionne tellement bien que je ne vois pas pourquoi ça s’arrêterait.” commente-t-elle, visiblement (très) sûre d’elle.

Malgré tout, de nombreux experts rappellent que ces influenceurs nés aux abords des défilés n’existeraient pas sans les photographes de streetstyle qu’ils contribuent aujourd’hui à évincer. “C’est nous qui les avons créés et on nous fait croire maintenant qu’il n’ont plus besoin de nous. Alors que si tu additionnes tous les followers de tous les photographes de streetstyle, tu te rends compte que l’influenceur suprême, c’est nous. Et ça tout le monde l’a oublié.” rappelle Julien.

Le street style est mort, vive le street style

Côté magazines et parutions presse, le photographe reste pourtant plutôt confiant. “Ça fait 5 ans qu’on entend dire que le street style est mort. Ça fait aussi 5 ans que mon chiffre d’affaires ne cesse d’augmenter et l’année 2019 a été un record !” lâche-t-il. “Mes clients c’est la presse, or la presse achète des images en fonction de besoins précis, comme une photo d’un pantalon vert par exemple. Ils vont donc chez des revendeurs d’images, comme moi.” explique-t-il.

Encore faut-il avoir la possibilité de photographier et de produire ces clichés dont ses clients raffolent tant, ce qui est évidemment impossible en tant de pandémie… et qui pourrait le rester. Les marques pourraient bel et bien privilégier sur le long terme ces formats de défilés digitaux, diffusés en streaming et tournés sans invités.

“Peut-être que les créateurs vont décider de condenser leurs défilés, toutes saisons et genres confondus, et organiser des défilés dans des lieux uniques pour créer des événements hors-du-commun. Ils paieront peut-être les journalistes et les influenceurs pour s’y rendre. Mais certainement pas les photographes.” imagine Tyler Joe, du groupe de presse Hearst, dans un article de Agitation qui esquisse un futur incertain.

À l’inverse, Julien présume que le fashion system battra son plein plus que jamais dans le monde d’après. “Les marques de luxe vont sortir le grand jeu, organiser des shows, des événements. Les acheteurs voudront voyager, les gens consommer. Ce sera encore plus la folie qu’avant !” anticipe-t-il.

Pour Invité McPherson, vétérante du street style, la question est d’ores et déjà tranchée : défilé ou non, le street style perdurera, du moins en tant qu’esthétique désirable et désirée. “Le street style est maintenant un moyen efficace de mettre en avant un produit ou un style donné. La preuve : les marques en viennent à demander aux influenceurs de produire leurs contenus sponsorisés selon les codes du street style, que ce soit pendant la Fashion Week ou non. Peu importe le futur des défilés, ils continueront de faire ces images pour nous inspirer.” assure-t-elle.

Comme l’avait fait d’ailleurs remarquer Bill Cunningham, pionnier du street style dans les colonnes du New York Times, “le changement permanent est l’essence même de la mode”, la photographie de mode ne manquant pas à la règle. Et Fashion Week ou non, c’est certainement ce leitmotiv qui poussera, comme toujours, les acteurs originels du street style à se réinventer. *le prénom a été changé.